Un marché public de l’Education pour stigmatiser l’usage de la liberté d’expression
On s’était ému de ce que les journalistes soient dorénavant surveillés dans leur activité blogueuse par le Service d’Information du Gouvernement. Le pire était à craindre. Il provient aujourd’hui du ministère de l’Education.
Le ministère de l’Education nationale publie un appel d’offres destiné à lui fournir une "veille de l’opinion dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche".
Sous cette désignation générale, se cache en réalité un propos digne des Renseignements Généraux (à l’époque héroïque de l’avant-DCRI). On en lit les objectifs dans le cahier des clauses particulières - CCP n° 2008/57 du 15 octobre 2008 :
- Repérer les leaders d’opinion, les lanceurs d’alerte et analyser leur potentiel d’influence et leur capacité à se constituer en réseau
Anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise
Alerter et préconiser en conséquence
Il s’agit ni plus ni moins que de détecter un "risque opinion" qui pourrait affecter les axes politiques du ministère, en montrant du doigt les internautes qui font usage de leur liberté d’expression sur les sites ou blogs et étayent leurs opinions sur une connaissance réelle du système éducatif.
Le champ d’observation est des plus larges :
La veille sur Internet portera sur les sources stratégiques en ligne : sites « commentateurs » de l’actualité, revendicatifs, informatifs, participatifs, politiques, etc. Elle portera ainsi sur les médias en ligne, les sites de syndicats, de partis politiques, les portails thématiques ou régionaux, les sites militants d’associations, de mouvements revendicatifs ou alternatifs, de leaders d’opinion. La veille portera également sur les moteurs généralistes, les forums grand public et spécialisés, les blogs, les pages personnelles, les réseaux sociaux, ainsi que sur les appels et pétitions en ligne, et sur les autres formats de diffusion (vidéos, etc.)
Et la réactivité est souhaitée ! :
Les vidéos, pétitions en ligne, appels à démission, doivent être suivis avec une attention particulière et signalées en temps réel.
La clef de voûte du dispositif est en effet le passage en "mode alerte" qui permettra aux autorités de localiser les sources de troubles et d’identifier les crises potentielles avant même qu’elles surgissent.
C’est le deuxième appel d’offres de ce type publié en dix jours. Le premier émanait du SIG (Service d’Information du Gouvernement), qui souhaite surveiller tout ce qui se dit et s’écrit en ligne au sujet du gouvernement.
Les citoyens ne peuvent qu’être préoccupés de telles études qui, contrairement aux simples sondages d’opinion commandés par les ministères, peuvent comporter un traitement de données personnelles, désigner pour cible certains webmestres, blogueurs ou contributeurs et diriger une réponse, avec les moyens de l’Etat, contre ces derniers.
Au moins depuis le gouvernement Jospin, elles ne sont plus payées sur les fonds secrets, mais la transparence des marchés publics permet de constater leur coût, 220 000 euros en l’espèce, et de s’interroger sur le meilleur emploi des fonds publics.
Les observateurs attentifs des choses de l’éducation se demanderont par ailleurs si un tel marché n’est pas motivé, peu ou prou, par les révélations concernant Xavier Darcos, dont la politique apparaît, preuves journalistiques à l’appui, entièrement tournée vers la satisfaction discrète d’un seul type de groupes de pression, réactionnaires, ultra-libéraux et religieux. L’ouvrage phare sur ce sujet n’a d’ailleurs fait l’objet d’aucun démenti, ni d’aucune poursuite, mais sa couverture médiatique progressive et la structuration de la blogosphère à son sujet pourrait expliquer certaines prises de consciences.
... A moins que ce ne soit une vieille rancune secrète contre la Presse, qui avait jugé utile de révéler que l’actuel ministre de l’Education était judiciairement impliqué dans une affaire de fraude aux sujets du baccalauréat alors qu’il était enseignant. C’était il y a 26 ans, mais avec Edvige...
Dans un dernier sursaut d’optimisme, les sites prudents ici et là envisageaient qu’il s’agisse d’une tentative d’intoxication, mais non ! Vérification faite sur le site officiel d’achat public, le document est authentique. En réalité, cette pratique date de 2006 mais elle n’avait pas été découverte auparavant et surtout elle ne se conjuguait pas avec d’autres mesures récentes qui prennent visiblement la liberté d’expression sur l’Internet pour cible.
Cela n’empêchera pas les universitaires de conserver leur liberté d’expression et d’en faire usage, y compris lorsqu’ils sont juristes, et cela donnera une dimension nouvelle à la journée d’études "Doctrine juridique des blogs ou doctrine des blogs juridiques" le 5 décembre au CERSA de Paris-II.
Gilles J. Guglielmi
Articles de cet auteur
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Un marché public de l’Education pour stigmatiser l’usage de la liberté d’expression22 novembre 2008, par marie-anne Cohendet
Merci à Gilles Guglielmi pour cet excellent article.
Il est profondément choquant que le Gouvernement fasse un tel marché pour faire surveiller les professeurs d’universités, alors que leur indépendance est un principe de valeur constitutionnelle. Le fait que cette surveillance vise à désigner et contrôler certaines personnes en particulier est inadmissible. La liberté des universités et des universitaires est indispensable en démocratie, or il s’agit ici de la contrôler afin de pouvoir la réduire.
Cette évolution, accompagnée de la concentration des pouvoirs dans les mains des présidents d’universités (que le Président de la République voudra nommer lui-même demain ?) est inquiétante et mérite les réactions les plus fermes.
Marie-Anne Cohendet
Professeur de droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne -
Un marché public de l’Education pour stigmatiser l’usage de la liberté d’expression19 novembre 2008, par Chom
Le problème d’une telle méthode est qu’elle permet de défendre la démarche de surveillance sur le thème "aujourd’hui on fait ça dans la transparence du Code des marchés alors qu’avant tout cela restait confidentiel mais existait".
Comme pour les centres de rétention, une réponse politique reste à être inventée.
Je ne pense pas qu’il faille se placer sur le terrain juridique en la matière. L’affaire du marché des centres de rétention le démontre : attaquer le marché ne risque que de repousser le problème. -
Un marché public de l’Education pour stigmatiser l’usage de la liberté d’expression12 novembre 2008, par Eugénie
Parcourant rapidement les informations sur l’ensemble des médias, la "veille de l’opinion" (réalisée personnellement) étant aussi un "moyen d’alerter l’opinion" (et non le gouvernement) sur les risques d’atteinte à nos libertés, j’ai trouvé cette dépêche AFP (sur le site du Figaro) qui confirme bien vos propos :
Education : veille de l’opinion sur internet Source : AFP - 12/11/2008 | 16:44
« Deux appels d’offres lancés par les ministères de l’Education et de l’Enseignement supérieur, ayant pour objet de repérer les mouvements d’opinion, notamment sur internet, a suscité aujourd’hui les critiques de deux syndicats enseignants, qui réclament davantage de dialogue social. /Les ministères de Xavier Darcos et Valérie Pécresse ont chacun lancé, au bulletin officiel des marchés publics du 4 novembre, un appel d’offre, respectivement d’un montant de 100.000 et 120.000 euros dont l’objet est "la veille de l’opinion dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche". /Selon le cahier des clauses particulières, il s’agit notamment d’"anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise", d’"alerter et préconiser en conséquence" ou encore de "repérer les leaders d’opinion, les lanceurs d’alerte et analyser leur potentiel d’influence". /La veille devra porter sur internet ("médias en ligne", "sites des syndicats", "blogs", "forums grand public", "pages personnelles", etc.) ainsi que sur la presse écrite, les dépêches d’agence de presse, les baromètres études et sondages. /Interrogé, le ministère de l’Education a indiqué que de tels appels d"’offres étaient lancés "tous les ans depuis 2006" et que "tous les grands ministères" avaient ce genre de veille ».
Sous l’influence d’une judiciarisation à outrance des rapports entretenus entre pouvoirs publics et contestation sociale, cette date de 2006 ne nous inviterait-elle pas à réfléchir encore sur les risques de dérives de ce type de politique ? Mais à quoi correspond-elle exactement ? Je cherche...
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Un marché public de l’Education pour stigmatiser l’usage de la liberté d’expression10 novembre 2008
Ce n’est pas une information anodine !
NB : voir aussi sur le site Rue89 ce qu’il en est dit et consulter les documents liés ( : http://www.rue89.com/2008/11/09/education-220-000-euros-par-an-pour-surveiller-lopinion) rendent compte de l’urgence qu’il y a à se préoccuper dès maintenant de cette tendance lourde à la surveillance des sites et blogs, sur internet, "critiques" — en dépit de la RGPP.
Demain, formatage et conditionnement feront de chacun de nous des "veaux" ou des "moutons"... et "tout leur sera possible" dans le pire !!!
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