Les Ecoles ou Collèges de droit, retour au droit sans conscience
L’Institut d’Etudes politiques de Paris annonce l’ouverture en son sein d’une "Ecole de droit". Plusieurs Facultés de droit ont fait, ou vont faire, de même.
Faut-il rappeler que les Ecoles de droit étaient sous l’Ancien Régime et dans la conception napoléonienne, le degré zéro de la réflexion juridique. Uniquement destinées à former des techniciens, elles avaient aussi pour but de déconnecter les métiers du droit de toute responsabilité que nous dirions aujourd’hui "citoyenne".
Le progrès de la science juridique française, qui aboutit aux fleurons des années 1920-1940, n’est venu que de l’émergence très lente, et au prix de rapports de pouvoir et de raison avec l’Etat, des Facultés de droit qui ont permis l’étude scientifique et critique de la production des normes.
Recréer des Ecoles de droit, en accréditant l’idée qu’elle sont LA solution d’excellence, c’est renoncer à toute ambition intellectuelle et critique, c’est abdiquer l’indépendance des universitaires qui seule leur permet d’étudier avec quelque objectivité et loin des pressions politiques, un objet particulièrement sensible parce qu’il est l’instrument déterminant du rapport de forces entre gouvernants et gouvernés.
Recréer des Ecoles de droit en dotant ces "Collèges" d’un supplément d’enseignement exclusivement constitué de droit des affaires, de gestion et de microéconomie, voire d’analyse économique du droit (pourtant déjà démodée aux USA), c’est chercher à capter les meilleurs étudiants en leur faisant croire que ces matières totalisent l’excellence.
A ce compte-là, aucun de ces brillants sujets ne s’ouvrira jamais plus à la logique de l’intérêt général, à la citoyenneté, aux métiers de service public, ni a fortiori à l’enseignement et à la recherche universitaire. Ce n’est pas la mise sous dépendance anglo-saxonne annoncée par l’IEP qui justifiera à cet égard l’existence d’une véritable réflexion sur le droit.
Jamais l’enseignement du droit n’a couru d’aussi grands dangers depuis Napoléon III. Encore, à l’époque, les tentatives d’influence étaient-elles conscientes et civilisées. Elles ne s’appuyaient pas sur une Vulgate du tout-libéralisme à retardement.
Plusieurs juristes lancent un appel, à tous ceux qui voient en l’Université un Service Public destiné à offrir au plus grand nombre un enseignement de qualité, à se mobiliser pour éviter de telles dérives. Le texte de cet appel est reproduit ci-dessous ainsi que les coordonnées de contact pour ceux qui voudraient le signer avant publication dans la presse.
++++++++++++++++++++++++++++++++++++
Appel de juristes : non à une Université à deux vitesses
Nous, enseignants-chercheurs en droit, avocats, magistrats, soucieux du respect de l’égalité des étudiants devant le service public de l’enseignement supérieur, tenons à alerter tous ceux qui aspirent à la pérennité des principes fondamentaux qui fondent le modèle universitaire français et, plus particulièrement, la communauté des juristes et des étudiants en droit, de ce qui suit :
Il y a un an, l’université Paris-II innovait en créant un « collège de droit », consistant, selon les propos tenus par son Président dans son blog, à « offrir un parcours spécifique qui exploite au maximum les potentialités de nos meilleurs étudiants et qui réponde vraiment à un besoin du marché ». Depuis, d’autres universités semblent vouloir suivre cette voie : Paris-I, Montpellier, Toulouse, bientôt Bordeaux-IV...
L’exemple de Paris II est édifiant : seuls les étudiants ayant obtenu mention très bien au baccalauréat peuvent s’inscrire à ce collège du droit, moyennant la somme conséquente de 200 euros qui s’ajoutent aux frais d’inscriptions du cursus classique, afin de suivre 130 heures annuelles d’enseignements complémentaires dans des disciplines telles que la philosophie, la sociologie du droit ou le droit comparé. Ce collège, qui se superpose à la formation classique des trois années de licence, délivre un diplôme d’université (DU) ne répondant pas à une spécialisation, comme c’était jusqu’alors le cas, mais à un complément à la formation de base offerte à la masse des étudiants, destiné à renforcer la culture générale d’une petite élite dès la première année des études universitaires.
Cette innovation a été présentée comme une solution permettant aux universités d’entrer dans la « bataille de l’excellence » afin de « concurrencer les grandes écoles » pour que nos universités, sur le modèle de Paris II, demeurent « compétitives » sur le « marché » de la formation universitaire.
Nous condamnons fermement la mise en place d’une Université « à deux vitesses », qui institutionnalise la discrimination entre étudiants mais aussi la concurrence entre universités.
Il s’agit, dans les faits, de former deux catégories d’étudiants :
une catégorie censée constituer une « élite », en outre financièrement capable de s’acquitter de frais d’inscription supplémentaires, aspirant à une meilleure formation susceptible de mieux la positionner sur le marché de l’emploi (4,4% des étudiants inscrits en première année de droit à Paris II, en 2008/2009) ;
une autre catégorie, la « masse », stigmatisée dès la première année comme nécessairement moins bonne, et à laquelle ne serait assurée qu’une formation standard, la fragilisant nécessairement sur le marché du travail.
Tout étudiant a le droit de suivre les mêmes enseignements qui lui permettent d’acquérir une culture générale. Aujourd’hui la discrimination est telle, tant pour les concours de la fonction publique que pour l’accès aux emplois privés, que l’on ne peut accepter qu’un étudiant puisse voir son destin grevé dès l’origine.
Il s’agit, en réalité, de susciter une concurrence débridée entre universités, contraignant les étudiants à s’inscrire dans l’université présentant la meilleure « offre », en termes d’« excellence », de sorte qu’un tel projet serait nécessairement présenté comme « inéluctable » par les « pragmatiques ».
Nous condamnons fermement la logique de privatisation dans laquelle s’inscrit nécessairement cette formation universitaire « à deux vitesses ».
En effet, conformément à la philosophie de la Loi « Pécresse », le DU doit « s’autofinancer », par l’acquittement de frais d’inscriptions supplémentaires notamment, ce qui démontre que cette sélection ne s’opère pas que sur des critères prétendument méritocratiques.
De plus, la création de « Collèges de droit » s’inscrit dans l’incessante politique de restriction budgétaire puisqu’elle permettra de justifier la réduction du nombre de matières offertes au plus grand nombre des étudiants et donc des postes d’enseignants amenés à les dispenser.
Nous appelons tous ceux qui voient en l’Université un Service Public destiné à offrir au plus grand nombre un enseignement de qualité, à se mobiliser pour éviter de telles dérives.
Quinze premiers signataires : Michèle BONNECHERE (Professeur de droit privé à l’Université d’Evry, Val d’Essonne), Valérie BOYANCE (Avocate au Barreau de Bordeaux), Emmanuel GAYAT (Avocat au Barreau de Seine Saint Denis), Julien GIUDICELLI ( Maître de conférences en droit public à Bordeaux IV), Gilles J. GUGLIELMI (Professeur de droit public à Paris II), Geneviève KOUBI (Professeur de droit public à Paris VIII), Pierre LANDETE (Avocat au Barreau de Bordeaux, ancien membre du Conseil de l’ordre, ancien Président de l’Institut de défense des étrangers), Sylvaine LAULOM, (Maître de conférences en droit privé à l’Université de Saint-Etienne, membre du Conseil national des universités), Jean-Pierre MAUBLANC (Professeur de droit public à Bordeaux IV), Emmanuelle PERREUX (Présidente du Syndicat national de la magistrature), Mireille POIRIER (Maître de conférences en droit privé à Bordeaux IV, membre du Conseil national des universités), Marc RICHEVAUX (Magistrat, Maître de conférences en droit privé à l’Université du Littoral-Côte d’Opale, membre du Conseil national des universités), , Mathieu TOUZEIL-DIVINA (Maître de conférences en droit public à Paris Ouest-Nanterre, La Défense), Jean-Marc TRIGEAUD (Professeur de droit privé à Bordeaux IV), Marie-Thérèse VIEL (Maître de conférences en droit public à Bordeaux IV).
Pour vous joindre à cet appel, contacter : mireille.poirier [at] u-bordeaux4 [point] fr ou julien.giudicelli [at] u-bordeaux4 [point] fr
fr Droit du service public L’Université est aussi un service public ? | OPML ?